• Devant sa télé, régionale ça va de soi, le vieux René passait ses jours. Et ses nuits aussi. Trop blanches pour dormir, il se gavait aux néons graves des redif’ et des émissions. Nazes. Après quelques Derricks et 2 ou 3 Motus bien sentis, il s’oxygénait le mou du cerveau avec « des chiffres et des lettres ». Une émission presqu’aussi vieille que lui mais qui sentait encore plus le moisi et la naphtaline.

     

    Voilà longtemps que René ne savait plus compter et n’arrivait plus à lire même avec une triple optique. Mais ce qu’il aimait René, quand il regardait « des chiffres z’et des lettres », c’était la musique. Cette petite musique sans âge et sans nom qui faisait patienter le public tandis que deux candidats autistes mais surdoués cherchait la racine carrée de 12.894 et le coefficient multiplicateur de 300.000 afin d’obtenir la vectorielle de 25.935.

     

    La sénilité de René ne l’empêchait pas de juger pourtant avec sévérité la télé de la maison de retraite qu’il appelait son mouroir. Bien sûr, il regrettait Patrice Laffont, remplacé par ce crétin de présentateur au nom bolchévique et donc suspect. Bien sûr, il se rassurait de toujours pouvoir compter sur le décor éternel contre lequel était plaqués les candidats hagards et blafards. Et les jours où il était en forme, les jours où son dentier se tenait à carreau, René parvenait même à prononcer des bouts de phrases, des tranches de vérité… Au milieu des « connards », des « communistes » et des « tarés », parfois, René balançait dans la grande salle silencieuse et endormie une suite de chiffres sans aucun sens, résultat d’un calcul dément dont lui seul avait le secret. Plus personne n’y faisait vraiment attention. Plus personne ne remarquait d’ailleurs René. Depuis bien longtemps. Et c’est sans doute la raison pour laquelle, à chaque fin de chiffre, il rajoutait en le marmonnant dans sa barbe rasé de près : « +1 fantôme »…

    Et voilà comment la mort, finalement, accueillit, un beau jour ce cher René. En le félicitant d’un coup de faux sur l’épaule pour sa judicieuse remarque. Et en rajoutant, tout aussi malicieusement « ton compte est bon, mon vieux René »

     

     


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